110.
— Encore un peu ?
— Oui, volontiers, avec plaisir. Merci.
Jérôme Bergerac verse à nouveau du vin vermeil dans les verres de cristal. Le restaurant du CIEL se remplit d’épicuriens et d’épicuriennes. Un homme barbu circule entre les tables, saluant chacun par son nom.
— Mais c’est Jérôme ! Salut, Jérôme ! Et la charmante demoiselle, elle est là aussi. Vous savez qu’après votre disparition nous nous sommes fait tant de soucis !
— Laisse-nous un instant, Micha, nous sommes occupés à parler de choses sérieuses, n’est-ce pas ? dit Bergerac.
— Oh, ici, le mot sérieux n’est pas de mise. Et lui c’est qui ? demande le maître des lieux en désignant Umberto.
Le milliardaire se résigne à se lever et prend l’organisateur à part.
— Nous jouons à l’enquête policière, n’est-ce pas ?
— Ah, je vois, je vous laisse.
Umberto se ressert une belle rasade de mouton-rothschild, comme s’il voulait trouver dans l’alcool un prétexte à vider son sac.
Lucrèce retient Micha par la manche.
— Vous n’auriez pas une cigarette ?
— J’ai des cigares, si vous voulez. Ici on considère que les cigarettes, c’est un peu trop banal.
Elle accepte le cigare et en absorbe la fumée, prête à s’en délecter. Elle tousse, se reprend.
Comment la Thénardier, au journal, peut-elle fumer une telle horreur ? Ça a mauvais goût, ça donne mal à la tête et en plus ça pue.
Par besoin de nicotine pourtant, elle continue à l’aspirer.
— Donc, Fincher vous surprend dans son laboratoire…, enchaîne Isidore.
— Je ne vous l’avais pas dit mais, quand je l’avais amené le matin, il portait un chapeau. « Une excentricité de savant », avais-je pensé. Or, à ma grande surprise, il portait encore ce chapeau à l’intérieur du labo. Il m’a demandé : « Qu’est-ce que vous faites là, Umberto ? » J’ai bafouillé. Mais il a vite compris que j’avais compris. « Qu’est-il arrivé à ces souris ? » ai-je questionné. Il m’a répondu que c’était un secret. Alors je lui ai dit qu’il me semblait évident qu’elles avaient subi une trépanation, qu’on leur avait introduit des électrodes dans le cerveau et qu’on déclenchait ces électrodes à distance. J’ai ajouté qu’à mon avis il avait repéré un endroit du cerveau qui rendait les souris plus intelligentes pour les tests. Il a eu un rire étrange. Presque lugubre. Puis il a juste dit : « Bravo. » Alors j’ai continué. Selon moi, les souris devenaient intelligentes parce qu’elles avaient très envie de recevoir leur petite décharge dans le cerveau. Il se tenait toujours dans l’ombre et je ne voyais plus son regard ombragé par le rebord du chapeau. Je n’entendais que sa voix, sa voix qui semblait fébrile et fatiguée en même temps. Il s’est alors avancé et il a ôté son chapeau. Son crâne était chauve et il avait un pansement sur la tête. Mais, détail incongru, comme chez les souris, une petite antenne émergeait de son cuir chevelu. J’ai reculé, effrayé.
Lucrèce déglutit :
— Et alors…
— J’ai juste murmuré : « L’expérience de James Olds ? »
Il a souri, surpris que je fasse si vite référence à Olds, et il a hoché la tête. « Oui, l’expérience de Olds, enfin testée sur l’homme. »
Umberto considère son verre vide et le remplit pour se donner de l’entrain.
— C’est quoi, l’expérience de James Olds ? demande Isidore qui a sorti son ordinateur de poche pour noter le nom, tout comme Lucrèce dans son calepin.
— Aaah… l’expérience de Olds. Dans le petit monde de la neurologie c’est une légende, si ce n’est que c’est une légende fondée sur une réalité. En fait, tout a commencé en 1954. Un neurophysiologiste américain, ce James Olds, dressait une carte des réactions du cerveau aux stimuli électriques, zone par zone. Il explorait la région du corps calleux, là où se trouve le pont entre nos deux hémisphères.
Saisissant un stylo, Umberto Rossi dessine un cerveau sur la nappe.
— Il a ainsi identifié le NVM (noyau ventro-médial), considéré comme le centre de la satiété. Sa destruction entraîne la boulimie.
Umberto entoure la zone concernée et en fait partir une flèche où il inscrit des initiales.
— Il a aussi découvert l’AHL (aire hypothalamique latérale), considérée comme la région de l’appétit. Sa destruction entraîne l’anorexie. Il a enfin trouvé une zone curieuse qu’il a baptisée MFB (median forebrain bundle), qui a pour particularité de déclencher une sensation de plaisir.
L’ancien neurochirurgien marque un petit point au centre du cerveau.
— Le centre du plaisir ?
— Le Graal, pour beaucoup de neurologues. Pour l’anecdote, cette zone se situe tout à côté du centre de la douleur.
Jérôme Bergerac, captivé, murmure :
— Ce qui expliquerait que, lorsque les deux sont trop proches, les gens confondent le plaisir et la douleur et deviennent sados-masos ?
Umberto hausse les épaules et poursuit avec passion :
— Une électrode placée dans le centre de plaisir d’un rat et reliée à un dispositif permettant à l’animal de déclencher lui-même la stimulation peut être actionnée jusqu’à huit mille fois par heure ! L’animal en oublie la nourriture, le sexe, et le sommeil.
Il tripote son verre de cristal, tournant son doigt humide sur l’arête pour en sortir un son aigu.
— Tout ce qui nous semble agréable dans la vie ne nous réjouit que dans la mesure où cela stimule cette zone.
De la pointe du stylo il tapote le point qu’il a défini comme étant le centre du plaisir à en trouer la nappe de papier.
— C’est ce qui nous fait agir. C’est la cause de tous nos comportements. Samuel Fincher, lui, a baptisé ce point : l’Ultime Secret.